Hier soir, en rentrant du travail, j’ai vu un petit vieux avec un bouquet de fleurs.

 

Au début, j’ai été attendrie.

 

Je me suis imaginé que l’amour n’avait pas d’âge, que cet homme était encore amoureux de sa femme, qu’il devait fêter avec elle leurs noces de dinosaures.

 

Il était mal habillé mais on sentait qu’il avait soigné sa tenue. Il respirait l’effort qu’il avait fait plutôt que l’élégance qui aurait dû en résulter.

 

Quand on regarde les passants, on peut toujours fantasmer le monde d’où ils sortent et celui qu’ils rejoignent. A ce moment-là, mon petit vieux, je le voyais amouraché, électrisé par la part de sa jeunesse qui ne l’avait pas quitté. En fermant les yeux, j’ai même réussi à voir des larmes troubler le regard de la vieille dame à qui ses fleurs étaient destinées.

 

Elle aurait été humble, les mains jointes devant sa jupe sur le pas de la porte, des excuses dans sa bouche où se seraient bousculées de timides manifestations de gêne et de contentement. Et lui, il aurait été fier d’avoir réussi son coup, de l’avoir surprise encore après tant d’années, malgré la crise, malgré l’arthrite, malgré ce monde qui pèse toujours plus lourd sur les épaules de ceux qui vont partir.

 

Une projection comme celle-là ne prend que quelques secondes. Quand j’ai vu mon petit vieux avec son bouquet de fleurs, la rue était déserte, mes talons résonnaient sous mon pas distrait. Je me suis spontanément arrêtée quand je l’ai vu. Et quelque part, j’ai également arrêté le temps.

 

L’espace d’un instant, le monde se dédoublait. Sous le coup de ma pensée. Une dimension parallèle émergeait de ma petite rue. Un vieil homme devenait le héros d’une histoire qui n’existait que dans mon esprit. J’avais créé deux protagonistes unis par le plus beau des sentiments. Comme ça, en un souffle.

 

Et, sans comprendre, je me suis mise à pleurer.

 

D’abord j’ai pensé que je pleurais parce que j’étais triste de ne pas avoir de fleurs, triste qu’un homme n’ait pas envie de me surprendre, de me toucher, de me reconquérir, d’alimenter le feu de mon coeur. Mais j’ai bien senti que ce n’était pas ça. Bien sûr, ce n’est pas réjouissant de se dire qu’on n’est pas au centre des attentions de quelqu’un, mais ce n’est pas un drame. Enfin si, c’est un drame, mais ça ne fait pas pleurer dans la rue. Enfin, si, ça peut faire pleurer dans la rue, mais hier soir, ce n’était pas ça.

 

Alors, pourquoi est-ce que je me suis mise à pleurer ?

 

Soit parce que je ne crois pas à mon histoire de petit vieux qui va surprendre sa petite vieille.

Soit parce que je crois qu’il n’est pas possible que ça m’arrive à moi.

 

Et pourquoi ça ne peut pas m’arriver à moi ? Mais je ne sais pas, moi ! Parce que je ne suis pas de la bonne espèce ! Parce que j’envoie des signaux de travers ? Parce que je suis l’architecte d’un échec monumental et que je suis responsable de le voir se reproduire, encore et encore et encore, parce que je ne suis qu’une conne !

 

Et encore ! Il y a des tas de mecs bien qui aiment bien les connes. Moi, je les évite. Soigneusement. Et si je les rencontre, je me tire une balle dans le pied. Pour être sûre de pouvoir vérifier que tout ça c’est du vent. Que l’amour, c’est pour les autres, et que j’avais bien raison.

 

Mais l’amour c’est facile ! C’est pas l’amour le problème. C’est lâche de mettre ça sur le dos de l’amour. Je ne devrais pas faire ça, c’est... je ne sais pas ce que c’est. Une chose est sûre, ma capacité à tomber amoureuse est intacte. Ca m’arrive tout le temps. Pas tout le temps, mais souvent.

 

Je crois que je sais pourquoi les mecs bien ne vont pas vers moi. Je les décourage. Aux premières approches, j’envoie des missiles. Aux premiers contacts, j’enclenche l’autodestruction.

 

C’est un peu comme quand on se fait une coupure au doigt. On peut jouer avec sa plaie, on peut appuyer, parfois très fort, pour ressentir la douleur. Mais si quelqu’un vient avec un coton et l’effleure, là c’est insoutenable. On est tellement plus à l’aise quand on se fait mal à soi. Comme ça on n’a pas l’impression d’avoir importé la douleur des autres.

 

Quand je vois ce que m’ont fait souffrir les quelques mecs à la moralité douteuse que j’ai rencontrés, je n’ose même pas imaginer la quantité de douleur que pourrait provoquer un mec bien.

 

Parce que c’est un mythe de croire que les sales mecs font plus souffrir que les mecs bien. Les sales mecs, on sait comment les prendre. On y va comme dans une joute : cuirassée, casquée, le rouge au front, les canines sorties, les poings serrés... et ils vont voir ce qu’ils vont voir.

 

Et parfois ils voient. Et c’est pas glorieux.

 

Les blessures superficielles ne laissent pas de traces. Les lésions s’effacent avec le temps. La peau redevient blanche, presque virginale. On peut recommencer.

 

Pourtant, au fond, quelque part à l’intérieur, on a sécrété un peu d’acide. Un peu plus cette fois encore. On ne voit pas l’acide, il est caché, dedans. Mais il fait mal. Certaines fois plus que d’autres. Il attaque les parois intestines de l’optimisme, de la candeur... il m’entame et me transforme.

 

Et quand j’ai vu mon petit vieux hier soir, je me suis dit qu’il avait su préserver son optimisme et sa candeur. Malgré le temps et les âges. Et je sais bien que ce n’est pas parce qu’il a eu de la chance de rencontrer sa petite vieille. C’est parce qu’il était net à l’intérieur. Il ne devait pas y avoir beaucoup d’acide dans ce petit vieux. Et moi, du haut de toute ma jeunesse, je suis peut-être moins optimiste et moins candide que lui. Et ça me rend malheureuse.

 

Ah ! Il reste encore la question des mecs bien. Pourquoi les éviter ? Eh bien justement parce qu’avec eux, il n’est pas question de joute. La cuirasse et le casque tombent. Pas de rouge au front. Pas de canines sorties. Pas de poings serrés. Moi, devant un mec bien, je suis un chevalier sans armure. Je suis nue. Et j’ai peur.

 

J’ai peur qu’il réalise que je ne suis pas assez bien pour lui.

 

J’ai peut-être même peur qu’il s’ennuie si je ne lui donne pas un petit peu de joute.

 

J’ai peur que sans mon attirail, je sois insignifiante.

 

J’ai peur qu’il découvre mon acide.

 

J’ai peur que mon acide le brûle... et me brûle aussi.

 

Et moi, sans protection, je suis inflammable. Je suis une formidable mécanique à aimer et à souffrir.

 

Et s’il ne m’aimait pas ? Et s’il me faisait souffrir ?

 

Mais ce n’est pas la question. C’est moi l’architecte. C’est moi la responsable. C’est à moi d’accepter l’amour et la souffrance. A commencer par l’amour que je me porte à moi-même.

 

J’ai fait un beau chemin ces derniers temps. Je m’aime. Je ne suis pas amoureuse de moi. Je m’aime bien. Non, je m’aime. De plus en plus. Il m’arrive d’être sujette à des rechutes. Mais je sens bien que la quantité d’acide au fond de moi n’est plus que résiduelle. Je m’en souviens. D’une manière très vivace. Mais il n’en reste que des traces.

 

Finalement, la seule chose qui me retient, c’est ma mémoire de mon moi d’avant. Les gens sont plus cléments avec moi que je ne le suis moi-même. Et je vois de nouvelles personnes s’intéresser à moi. Pas que des garçons d’ailleurs, des filles aussi. Des gens bien. Et j’ai de moins en moins le sentiment d’être une usurpatrice.

 

Quand j’y pense, ça aussi ça me donne envie de pleurer. Mais là, c’est plutôt sympa. Comme quand je pleure devant un dessin animé. Je me trouve mignonne, je n’ai pas honte. Si j’étais une autre moi-même, je me ferais un câlin.

 

Alors hier soir, quand mon petit vieux est sorti de mon champ de vision, j’ai essuyé mes larmes et je suis allé chez le fleuriste. J’ai acheté un bouquet de dahlias. Et j’étais toute contente. Puis j’ai encore pleuré un peu. Je crois que je suis sur le bon chemin.