Je ne veux pas être un “gens”. Il y en a tous les jours dans la rue, des gens, ils ne m’inspirent pas. Il y en a aussi dans le métro. Dans le métro, les gens font la gueule. Et pourquoi ils font la gueule ? Parce que chacun d’eux se dit intérieurement : “Ah là là, les gens font la gueule dans le métro.” C’est une prophétie auto-réalisatrice. Il suffit que les gens se disent que les gens font la gueule pour que les gens fassent la gueule.

 

De ce point de vue-là, les gens sont des Cassandre. Mais des Cassandre qui s’ignorent. Ils ne savent pas qu’ils sont des gens. Pour eux, les gens, c’est les autres. Ils ne pensent pas qu’ils font eux-mêmes la gueule. Ou s’ils admettent qu’ils sont un peu moroses, ils l’expliquent par le fait qu’ils baignent dans un océan de gens qui font la gueule.

 

Les gens ne se rendent pas compte.

 

C’est une constante.

 

Je ne veux pas être un gens.

 

Les gens sont irresponsables.

 

Les gens sont une masse dépourvue d’individualité, un amas grouillant sans pensée, une presque foule, une armée de zombies. Il faut qu’on extraie une personne d’un groupe de gens pour qu’elle existe. Tant que cette personne demeure dans le flot, elle n’a pas d’existence propre. Comme une cellule d’un organisme. C’est un peu comme si un parfait idiot était constitué de cellules intelligentes. Enfin, plus ou moins intelligentes.

 

Prenez le type le plus bête que vous connaissez, il y a toutes les chances que vos propres cellules ressemblent beaucoup aux siennes.

 

Moi ça me fout le cafard.

 

Vous savez comment on fait pour préparer les évacuations du métro ? Imaginez qu’il y ait un incendie ou un attentat, il faudrait faire sortir tout le monde. Eh bien pour faire sortir les gens, il suffit de les considérer comme un liquide qui s’échappe d’un récipient. Les physiciens appellent ça la mécanique des fluides. Un fluide, ça va là où ça peut, ça percute les parois, ça s’infiltre dans les trous, ça se bouscule, ça s’écrase, ça s’agglomère et ça réfléchit pas. Ben les gens, ils sont comme ça.

 

Si je prends une bouteille de vin et que je l’incline en direction d’un verre, le verre recevra une certaine quantité de vin, disons 10% de la bouteille - sur base d’une bouteille pleine et d’un verre normal. Cependant, avant qu’on n’incline la bouteille, on est incapable de dire quels seront les 10% qui vont basculer dans le verre, on sait qu’il y en aura 10% et c’est tout.

 

Ainsi, une station de métro en flammes ne verrait pas sortir les gens les plus forts ou les plus intelligents. Parce que la force et l’intelligence sont noyées dans le fluide. Que dis-je, noyées ? diluées ! absorbées ! Et c’est pour ça que les gens sont bêtes. Et c’est pour ça que si seulement 10% des gens sont sauvés de l’incendie, il y a toutes les chances pour que les rescapés soient des idiots.

 

Moralité, les incendiaires ne participent pas à l’amélioration de l’espèce humaine.

 

Les gens sont des figurants.

 

Chacun s’imagine au centre du roman dont il est le héros, mais collez quelques dizaines de héros ensemble et vous avez une foule de gens insignifiants. Ils se déplacent, hagards, en fantasmant leurs aventures - au passage, je vous rappelle que, même s’ils fantasment, ils font la gueule.

 

Pour ne pas être un gens, je reste chez moi. Ca m’épargne la foule, le métro, les incendies, l’indifférence et l’indifférenciation. Je suis seul. Au moins je sais que je ne réponds pas aux règles de la mécanique des fluides. J’étais assez fier de ma stratégie. Jusqu’au jour où je suis tombé sur une émission à la télé. Une émission qui parlait des gens seuls. Comme moi. D’un coup d’un seul, je faisais partie d’un groupe. Alors que je n’avais rien demandé.

 

Les gens seuls ne sont même pas minoritaires. Et, pire que tout, leur population augmente. Moi qui me croyais singulier, je suis pluriel. Quelle injure ! Je suis un gens à mon corps défendant. Moi aussi je suis la molécule d’un fluide. Je suis une goutte de vin qui, faute d’être versée, a été dispersée au vaporisateur. J’appartiens à un groupe et je ne m’en suis jamais senti aussi seul, parce que tous ces imbéciles doivent se sentir seuls aussi. J’étais original, je suis la copie, la réplique, le fac-similé, le duplicata.

 

Abraham Lincoln a dit : “Dieu doit aimer les gens ordinaires, il en fait tellement.” Les hommes politiques m’amusent. Ils commencent souvent leurs phrases par :

- “Les gens ont bien compris que...”

ou :

- “Moi j’ai écouté les gens, vous savez ce qu’ils m’ont dit ? ...”

ou - j’adore ! - :

- “Les gens ne sont pas des imbéciles, ils ont bien compris que...”

Et ça ne les gêne pas de sortir des horreurs pareilles. D’ailleurs, si les gens n’étaient pas des imbéciles, ils ne voteraient pas pour eux.

 

Les gens n’ont pas de sexe.

 

La foule peut avoir quelque chose de sensuel pour ceux aiment se frotter à n’importe qui, mais un groupe de gens n’a pas de genre. Moi je fais partie des gens seuls. Les hommes seuls incarnent le genre masculin, les femmes seules le genre féminin. Mais les gens seuls n’ont pas de genre. Depuis que je fais partie des gens seuls, je suis asexué. Quand j’étais un homme seul, j’étais juste célibataire, prompt à me trouver une femme. Ce serait absurde de trouver des femmes pour les gens seuls. Par exemple, ma mère, qui est seule également, ça l’encombrerait, une femme, elle ne saurait pas où la mettre. Moi-même, il y a quelque temps, j’aurais bien su où la mettre mais depuis que je suis un gens seul, je ne sais plus.

 

La grammaire traduit cette absence de genre. On dit les petites gens comme ont dit les gens idiots. L’adjectif qui est avant est toujours féminin, celui qui est après est toujours masculin. Techniquement, on peut dire “les petites gens idiots”, pas de genre, hermaphrodite. Les gens se désaccordent en genre et s’accordent en nombre.

 

Ca me rend malade.

 

C’est pour ça que je viens vous voir.

 

Mais vous comprenez, ce qui me rend le plus triste, c’est que pour me rendre à votre cabinet, je dois venir en métro. Vous avez déjà remarqué que les gens faisaient systématiquement la gueule dans le métro ?