Le problème, ce n'est pas ce que les autres nous donnent, c'est la différence avec ce qu'on attend d'eux.

 

On ne peut pas être maîtres de ce qu'ils nous donnent. Et on ne veut pas être maîtres de ce qu'on attend d'eux. 

 

On attend et c'est tout.

 

Et qu'est-ce qu'on fait quand ça ne vient pas ?

 

On attend encore plus.

 

Et après ?

 

Après on attend en mode déçu. Ou blessé. Et on est convaincu que c'est eux qui nous déçoivent. 

 

Alors qu'ils donnent. Ce qu'ils ont. À leur manière. Qui nous échappe. Et ce n'est pas toujours ce qu'on veut.

 

Et on a le réflexe bébé. Le réflexe bébé, c'est très puéril, mais ça marche sur les adultes. C'est quand on attend quelque chose qui ne vient pas et qu'on est désemparé et qu'on pleure. C'est ça le réflexe bébé. Parce que c'est comme ça que font les bébés. Jusqu'à ce qu'ils apprennent à s'y prendre autrement.

 

Ou plutôt jusqu'à ce que la vie leur enseigne qu'il faut s'y prendre autrement.

 

Mais les bébés, ce sont des élèves comme les autres. Parfois ils oublient. Parfois ils ne savent plus que ça n'aide pas de pleurer. Et parfois ils s'en moquent. Il faut pleurer, ils pleurent et c'est tout. 

 

Et après on discute. On redevient adulte. Un temps plus tard. Parfois bien plus tard. Parfois on se demande quand il va venir ce putain de plus tard. Parce qu'on a l'impression que ça fait déjà un moment que le temps aurait dû passer et qu'on a toujours envie de pleurer.

 

Et on pleure. Ou pas. Ça dépend.

 

Quand on est un adulte et qu'on régresse au stade de bébé, ce n'est pas neutre. On ne se met pas à pleurer comme ça, librement, à gorge déployée. On a passé tellement d'années à emmagasiner des conventions, des règles,  des normes, des canons, des bons chics et des bons genres bien à soi. La première chose qu'on fait - avant même de pleurer -, juste quand l'envie est là, eh bien la première chose qu'on fait, c'est qu'on culpabilise.

 

Eh oui ! L'adulte qui redevient bébé, il sait qu'il est adulte ! Et qu'il ne devrait pas être bébé ! Et il est fâché d'être bébé alors qu'il est adulte. Et il s'en veut. Et il condamne la régression dans le même temps qu'il souffre de la cause qui l'a provoquée.

 

Et au fait, c'était quoi la cause de la régression ? Une déception. La déception était due à quoi ? Aux autres.

 

Et qu'est-ce qu'ils ont fait les autres ? Ils ont donné ce qu’ils avaient. A leur manière. Qui nous a échappé.

 

Est-ce qu’ils sont coupables, les autres, de donner ce qu’ils ont ?

 

Est-ce qu’ils sont responsables de ce qui nous échappe ?

 

Est-ce que la poupée qui tombe des mains de l’enfant mérite d’être décapitée ? Parce qu’elle lui a échappé ?

 

Je vois la scène : un enfant sur sa chaise haute, un petit pot framboise-brocolis à gauche, une poupée à droite. La poupée tombe. Il pleure. C’est un enfant. Sa mère accourt. Elle s’inquiète. “Que s’est-il passé ?” demande-t-elle. La poupée est tombée. La salope. Elle prend la poupée au sol et lui fracasse la tête contre la table de la cuisine. Toute chose qui nous échappe mérite la mort. Et l’humiliation. Par voie d’exécution publique.

 

Ca vous paraît exagéré ?

 

C’est pourtant ce que fait notre cerveau.

 

On tue ce qui nous échappe.

 

On vocifère : tu étais poussière, tu retourneras à la poussière.

 

Et la poussière, on la fout sous le tapis.

 

C’est mathématique.

 

Voilà la réaction adulte à adopter.

 

Rien à voir avec le réflexe bébé.

 

Eh non ! Les bébés, ils pleurent, là, simplement, désemparés, parce qu’ils ne comprennent pas. Le “Aaaahhhh” qui sort de leur gorge, c’est la fin du mot “Pourquoââââ”. C’est d’ailleurs à ça qu’on reconnaît les petits d’homme, à leurs “pourquoi”.

 

Et ce sont les adultes qui viennent tout gâcher. Ils expliquent, ils prennent des mesures, ils donnent des “parce que” et des “voilà comment”.

 

Je crois que tout serait plus sain si on acceptait mieux les questions sans réponse.

 

Comme pour la religion. On mettrait les croyants et les athées au placard. On n’aurait que des agnostiques qui discuteraient de tout.

 

D’ailleurs les bébés sont agnostiques.

 

Aujourd’hui, quelque chose m’a échappé. Le réflexe bébé n’a pas fonctionné. Je n’ai pas pleuré. Autant dire que ma gorge ne s’est pas déployée. Quand je le dis, comme ça, ça a l’air d’un échec. Mais ce n’est pas complètement le cas.

 

J’ai suivi le parcours de l’adulte. Jusqu’à un certain point.

 

Quand l’envie de pleurer m’a assailli, j’ai bien culpabilisé, comme il faut. Ensuite j’ai bien identifié que j’étais un adulte, et que j’étais en train de régresser, comme il faut. Enfin, quand les “pourquoi” se sont entrechoqués dans mon esprit, j’ai résisté.

 

Ca fait des années que je suis adulte, ça fait des années que je suis entraîné à fournir des “parce que” et des “voilà comment” à la volée... et là... là... j’ai résisté. Je n’ai pas sali l’agnosticisme infantile matérialisé par la splendeur d’un pourquoi.

 

J’avais juste un pourquoi. Nu au centre de l’univers. Un modeste pourquoi. Qui crie ma finitude. Qui l’accepte.

 

La nudité et la finitude. C’est peut-être l’essence du réflexe bébé.

 

C’est pour ça que ce n’est pas un échec.

 

Et je suis fier d’en être là. Et d’avoir le droit d’être désemparé. Et de laisser les choses m’échapper. Et de ne pas être forcé de les punir.

 

Parce que si rien ne m’échappait, je serais Dieu. Autant dire que je pourrais tout de suite faire une croix sur mon statut d’agnostique. Et quand je dis croix, je ne vise personne.

 

Pour en finir avec les bébés, ils nous enseignent encore une chose - qu’on leur soustrait par voie d’éducation, bien entendu -, les bébés nous montrent combien on peut rire après avoir pleuré. Et ils nous montrent qu’on n’a pas besoin d’attendre. Et qu’on peut aussi bien repleurer et rerire et rerepleurer. Comme ça, dans la foulée. Et je crois qu’ils nous montrent que ça fait du bien.

 

Je vais écrire au Ministère de l’Éducation nationale. Je vais réclamer qu’on envoie tous les adultes en formation continue. Et au centre de chaque amphithéâtre réquisitionné, on mettra une chaise haute. Et dans chaque chaise haute, il y aura un bébé.

 

Les bébés sont l’avenir. Ils ne vont rien nous expliquer.