Les notions de propre et de sale, de beau et de laid, de bon et de mal sont des constructions sociales. Des constructions humaines. Et comme l'ensemble des constructions humaines, celles-ci se sont montrées changeantes et variées, dans l'espace et dans le temps.
Ce qui est beau ici, ne l'est pas nécessairement là. Ce qui est sale maintenant, ne l'était pas nécessairement auparavant. Ainsi des modèles de bon et de mal, à géométrie variable, naissent et meurent, ici et là, hier et demain.
L'évolution des espèces par voie de sélection naturelle est une métaphore idéale pour ces modèles. Les espèces ont évolué de sorte que, dans certaines circonstances, certains caractères prolifèrent plus que d'autres.
Non les girafes n'ont pas poussé sur leur cou de sorte qu'elles puissent atteindre les feuillages les plus élevés sur les branches des arbres. Mais parmi la population des girafes, certaines sont venues au monde avec des caractères qui les différenciaient des autres. La plupart de ces caractères était néfastes, ou neutres.
La girafe née avec une dysplasie de la hanche vivra moins longtemps et moins bien que ses congénères, il en découle qu'elle aura un moindre accès à la nourriture et à la reproduction. Ainsi son caractère "dysplasie" sera alimenté et transmis dans une moindre mesure. Voilà pour le néfaste.
La girafe qui naît avec des cils plus longs ou une queue plus courte ne vivra ni mieux ni moins bien, ni plus ni moins longtemps que ses congénères. Elle aura un égal accès à la nourriture et à la reproduction. Le caractère "longs cils" se perpétuera indifféremment. Voilà pour le neutre, l'écrasante majorité des cas.
Enfin, la girafe qui naît avec un long cou... celle-là, depuis le temps qu'on l'attendait, elle arrive, fière, majestueuse, hautaine presque, c'en est physique. Est-elle avantagée ? accède-t-elle plus aisément à la nourriture ? à la reproduction ?
Eh bien il se trouve que cette girafe est normande. Dans certains cas, oui, son accès sera facilité, dans d'autres non. Si ladite girafe au long cou vit dans des plaines nues, hérissées d'arbustes aux feuilles tendres, alors le caractère "long cou" tombera dans le registre du néfaste ou du neutre.
Si elle vit dans une forêt aux arbres et aux feuilles abondantes, le caractère "long cou" sera vraisemblablement neutre.
Mais dès lors que la population de girafes par rapport aux arbres de la forêt augmente, dès lors que les premières arrivées sont les premières servies, dès lors que les arbres n'ont de quoi photosynthétiser qu'avec leur plus hautes feuilles, dès lors qu'il y a concurrence, alors, et seulement alors, le caractère "long cou" deviendra bénéfique.
Bénéfique. Bénéfique dans l'ici et le maintenant. Bénéfique dans cette forêt à ce moment-là. Jamais bénéfique dans l'absolu.
Reprenons notre forêt initiale, considérons les girafes "longs cils", imaginons qu'elles soient relativement désavantagées par rapport aux girafes "longs cous", l'accès à la nourriture est de plus en plus délicat, l'avantage que représente l'accès aux feuilles les plus hautes est de plus en plus évident. Et si les girafes "longs cils" migraient ? Et si elles partaient en quête d'autres sources de nutriments ? Au péril de leur vie, sans doute... or leur vie est déjà en péril dans la forêt, il n'y a plus assez à manger pour tout le monde. Des factions de girafes aux longs cils quittent la forêt. Une faction au Nord, une autre au Sud, les deux autres à l'Est et à l'Ouest.
Pendant ce temps-là, les "longs cous" de la forêt prolifèrent.
Chez les migrantes, la plupart meurent, un désert ici, une horde de prédateurs là, et de temps à autre une colère de la nature qui s'offre tour à tour un glissement de terrain, un séisme, une tempête et une éruption volcanique.
Un petit groupe survit, passablement grâce à la chance. Il atteint un lieu clément, offrant abri et nourriture abondante près du sol. Le groupe s'installe et prolifère à son tour. Quelques (dizaines/centaines de) générations plus tard, ce groupe d'animaux et nos girafes de la forêt initiale ne seront plus interféconds.
Quel groupe vivra le plus longtemps ? Les "longs cous" ou les "longs cils" ? S'il s'avère que les longs cous meurent les premières, il faudra reprendre les livres d'Histoire pour les réécrire. Rappelez-vous, six paragraphes plus haut, nous avions baptisé le caractère "long cou" bénéfique. Bénéfique... Or il était bénéfique de façon très éphémère. Il était bénéfique dans une combinaison particulière d'espace-temps. Et quand le temps d'une espèce est venu, elle cesse d'occuper l'espace.
Alors les historiens... ah ! oui ! les historiens... Les historiens sont ceux qui sont encore là pour écrire l'histoire. Ceux qui ne sont plus là sont les absents, et les absents ont toujours tort.
Alors les historiens rayeront le terme "bénéfique", dans les manuels girafes, on parlera des longs cils comme étant un signe de la grâce divine, on associera le long cou à un péché capital, non pas la gourmandise, mais l'immobilisme... car les "longs cous" étaient restées car elles le pouvaient. On dépeindra les "longs cils" comme des exploratrices, mues par le désir de découvrir le monde et d'y perpétuer leurs gènes et leur culture.
Quand on considère les dimensions neutre, néfaste et bénéfique des caractères longs cils et longs cous, on est mécaniquement amené à les relativiser au regard de l'espace-temps. On peut noter l'ingénierie de l'adaptation. On peut observer les vies et les morts qui se succèdent. Les vies et les morts d'individus ainsi que les vies et les morts d'espèces à part entière.
Rien de moral à cela. Rien d'immoral. Rien que d'amoral. Sans morale. Sans l'ombre d'une morale. Voilà le naturel.
Revenons un instant chez nos amis les historiens, les girafes scribes "longs cils". Les historiens vont retracer les origines de l'identité de notre faction migrante. L'attribut que constituent les longs cils deviendra un signe de noblesse d'âme. L'attribut long cou, quant à lui, fera l'objet de conspuations à intensités variables, certaines allant jusqu'à des exécutions publiques à l'occasion d'autodafés spectaculaires.
Ainsi les longs cils et les longs cous deviendront des notions sacrées et fondatrices dont on retrouvera des traces des siècles plus tard, au coeur même de la civilisation moderne des girafes. Voilà le culturel.
Peut-on dire que le culturel ici présenté est moral ? Il est déterminé collectivement qu'un trait rentrera dans la catégorie du beau, du vrai, du bon. Il fait désormais partie d'un canon esthético-éthique. Il y occupe même une place fondamentale.
Observons un instant le cas des humains. Posons-nous la question de la morale. La plupart des anthropologues reconnaissent deux traits à une civilisation, deux interdits fondamentaux : l'exercice de la loi du plus fort et l'inceste.
Apprivoisons ces deux concepts, sans adjoindre de morale, on la collera par dessus nos raisonnements plus tard.
Soient deux tribus d'humains vivant à 100 kilomètres l'une de l'autre. Par convention nous appellerons celle qui pratique la loi du plus fort les Argla et celle qui le proscrit les Ahum. Pour plus de facilité, et par praticité mnémotechnique, le lecteur attentif, et néanmoins facétieux, pourra prononcer "Argla" comme un cri de guerre et "Ahum" comme un marmonnement distingué qu'il convient de produire lorsqu'on hume un grand cru.
Chez les Argla — les "brutes" — quand on veut quelque chose, on le prend. Si l'individu auquel on veut soustraire ledit quelque chose est trop fort, alors on ne le prend pas, et éventuellement on en meurt. Si l'individu auquel on veut soustraire ledit quelque chose est assez faible, on le prend, et éventuellement on le tue.
L'attribut discriminant chez les Argla est la force. Celui qui en a le plus aura le plus de tout le reste. En l'occurrence, un meilleur accès à la nourriture et à la reproduction. Pendant ce temps, naîtront chez les Argla des individus réputés faibles et ils seront soumis ou tués ou mangés par les puissants de la tribu.
Chez les Ahum — les "délicats" — celui qui veut quelque chose et qui le prend se retrouve avec toute la tribu sur le dos qui lui dit que c'est mal. Éventuellement elle l'incarcère, le torture, l'humilie voire lui offre un autodafé spectaculaire. Il faut pouvoir contribuer, d'une façon ou d'une autre, à la collectivité pour prétendre à posséder ou disposer. Ainsi saluera-t-on en des proportions comparables celui qui sait où trouver des champignons, celui qui sait bâtir une hutte et celui qui combat le mieux les bêtes sauvages mettant le groupe en danger.
L'attribut discriminant chez les Ahum est le talent. Celui qui en a le plus aura le plus de tout le reste. En l'occurrence, un meilleur accès à la nourriture et à la reproduction. Pendant ce temps, naîtront chez les Ahum des individus réputés faibles en talent et ils seront soumis ou tués ou mangés par les puissants de la tribu, oui, bon, ça reste une tribu.
Nous avons défini les Argla et les Ahum, organisons une rencontre. Gardons à l'esprit que les deux tribus ont un trait commun avec les girafes : l'ambition plus ou moins consciente de s'étendre dans l'espace et dans le temps.
Si la rencontre a lieu très tôt dans le processus de développement des deux pré-civilisations, il y a fort à parier que les Argla vont ratatiner la tronche des Ahum qui ne pourront, sous les coups, que protester que ce n'est pas juste et que ça suffit et que pouce on ne joue plus mais cela n'y fera rien.
Si la rencontre a lieu un peu plus tard, comptons en années, générations ou siècles, appelons juste cela "un peu plus tard", alors l'utilisation des talents chez les Ahum leur aura vraisemblablement donné un avantage considérable sur les Argla. Ces derniers les attaqueront avec une force brute conséquemment plus élevée mais divers stratagèmes et techniques chez les Ahum leur permettront de remporter le combat haut la main. Les stratagèmes et techniques des Ahum pourront invariablement relever de l'invention du lance-pierre voire de l'arquebuse comme de la généralisation de l'enseignement des arts martiaux et de la stratégie militaire.
In fine, les Argla sont plus solubles dans le temps que les Ahum. Et à l'échelle d'une civilisation, l'exercice de la loi du plus fort est tendanciellement interdit. Oh ! bien sûr, l'on me dira que la force ou la violence peuvent prendre de multiples formes, l'on me dira que la loi du plus fort s'exerce quelque part encore. Et si l'on me dit cela, je dirai à mon tour, non sans fierté, que c'est parce que je m'y attendais que j'ai bien choisi l'adverbe "tendanciellement".
Je reconnais aisément que, même dans un État de droit, disposant du monopole de la violence, un chercheur en physique quantique milliardaire et beau garçon peut se faire fracturer la mâchoire par un boxeur analphabète au QI de patate douce. Tendanciellement disais-je, car on ne saurait prétendre à l'exhaustivité, c'est une manière de dire "en général" ou de parler de propension.
Ainsi, la loi du plus fort est proche des longs cous de notre histoire de girafe. Ce n'est ni bien ni mauvais en soit, c'est une question de lieu et de moment, de circonstances, vous savez, celles qui font un concours sur la piste de l'espace-temps.
Sans en avoir l'air, nous venons de faire un rapprochement entre un trait individuel (long cou) et un comportement collectif (loi du plus fort). Les deux éléments semblent obéir à une règle comparable déjà énoncée : l'évolution par voie de sélection, vous me permettrez de retirer le mot "naturel". Ces deux éléments, au demeurant amoraux, seront adaptés et avantageux à certaines circonstances, inadaptés et désavantageux dans d'autres circonstances.
Un peu plus tôt, ou un peu plus au Sud... et le château de cartes s'effondre. Quand ça fonctionne, quand c'est "efficace", ça peut se moraliser a posteriori, alors seulement un trait ou un comportement devient beau, vrai, bon. Car ceux qui écrivent l'histoire sont les survivants de l'Histoire.
Nous venons de traiter le cas de l'interdit fondamental consistant à exercer la loi du plus fort, abordons désormais, dans la joie qu'impose le sujet, la question de l'inceste.
Bien que titulaire d'un doctorat en dichotomie, je ne souhaite pas encombrer le cerveau du lecteur avec trop de noms de tribus imaginaires. Ainsi, et aussi parce que c'est plus simple, nous allons conserver nos brutes et nos délicats avec comme hypothèse, vous l'aurez deviné, que les Argla pratiquent l'inceste et que les Ahum le proscrivent.
Au bout de quelques générations, les Argla pratiquant l'inceste se retrouvent avec sur les bras une tripotée d'enfants consanguins qui ne sont pas pratique à gérer et qui sont assez peu efficaces quand il est question de chasser le mammouth.
Les Ahum, eux, ont tendanciellement moins d'enfants mal formés.
Si les deux tribus devaient s'affronter, je mettrais tout ce que j'ai sur les Ahum, tout anachronisme mis à part.
Bien entendu, on collera par dessus cette histoire un vernis de morale et on raccourcira le raisonnement consistant à disqualifier la pratique de l'inceste pour lui préférer un "c'est pas bien" voire un "c'est pas beau". Et les seuls qui pourront le coller, ce vernis de morale, sont ceux qui auront survécu, soient ceux dont le modèle civilisationnel a su planter supplanté les autres.
Le patrimoine génétique d'une girafe est le produit du patrimoine de deux autres girafes, on dit alors qu'il y a brassage. La magie de la génétique permet d'observer que deux géniteurs aux cous courts peuvent donner naissance à un individu au cou long. La subtilité des fonctionnements récessifs et dominants réserve d'autres surprises encore. Et le tout est moucheté de radioactivité naturelle qui fait boguer la division cellulaire.
À titre indicatif, alors que nous avons longtemps pensé que Cro-magnon et Neandertal constituaient respectivement la voie abandonnée et la voie préférée par l'évolution, nous savons désormais que ce n'est pas le cas. Non seulement Cro-magnon et Neandertal étaient interféconds mais de surcroît, ils se sont interfécondés et nous portons en nous aujourd'hui des traces de l'un et de l'autre — en des proportions déséquilibrées, mais tout de même.
Pour les civilisations, il en est de même, on ne trouvera pas de pures tribus Argla ou Ahum, on trouvera des interprétations différentes et brassées à tendances Argla et Ahum. On trouvera des morales et des esthétiques qui seront des variations, plus ou moins adaptées, plus ou moins vieilles, plus ou moins fanatisées et plus ou moins durables.
Comme évoqué plus haut, les notions de propre et de sale, de beau et de laid, de bon et de mal sont des constructions sociales. Des constructions humaines. Et comme l'ensemble des constructions humaines, celles-ci se sont montrées changeantes et variées, dans l'espace et dans le temps.
L'homme a créé "la science", et la science ne déroge pas à la règle. Une théorie scientifique se comporte comme un individu ou une civilisation qui souhaite s'étendre dans l'espace et dans le temps. Soit elle est adaptée et elle prolifère, soit elle est inadaptée, auquel cas elle ne peut plus qu'évoluer ou mourir. La Terre a été tendanciellement plate pendant des millénaires et ce "scientifiquement". Les mammifères ont cohabité avec les dinosaures pendant longtemps, mais ils étaient faibles (relativement) et toutes les niches écologiques étaient bondées. Or quand les dinosaures ont disparu, les mammifères se sont diversifiés, adaptés, ont proliféré et occupé grand nombre des niches laissées vacantes.
Ces petits mammifères, chétifs et indigents, me font penser à l'idéologie d'Aristarque de Samos, qui théorisait une Terre ronde tournant autour du Soleil, face aux dinosaures qui, eux, me rappellent la théorie de la Terre plate, si puissante pendant si longtemps.
À la fin, les dinosaures ont perdu... mais à quel prix ? Aristarque officiait au IIIème siècle avant notre ère et il fallut attendre le XVème siècle de Copernic pour que sa voix, si minoritaire si longtemps, se fît enfin entendre.
Il s'en est fallu de peu que la civilisation occidentale largement influencée par les Grecs et les Romains ne fût plus égyptienne ou mongole. Pour cette dernière option, l'option mongole, notons que Gengis Khan, à qui l'on attribue le titre de plus grand meurtrier de l'Histoire, loin devant Hitler ou Staline, s'inscrit d'une façon particulière dans le panthéon de la génétique. Outre le fait qu'il a donné naissance au plus grand empire de l'Histoire — il y a peut-être un lien avec son titre de plus grand meurtrier de l'Histoire —, il a fécondé tellement de femmes que des traces de son patrimoine génétique se retrouvent dans une part gigantesque de la population mondiale actuelle, huit siècles après son passage.
Or Gengis Khan ne laissait pas autant d'infrastructures, pas autant de lois, pas autant de canons que les autres représentants des civilisations dominantes. L'Égypte, la Grèce et l'Empire romain, pour ne citer qu'eux, étaient moins étendus géographiquement mais plus denses et plus profonds, ce que le temps leur a reconnu.
Toujours ce mariage, l'espace et le temps. Et toujours cette évolution, qui diffère selon qu'on est ici ou là, selon qu'on est après ou avant. "Cette" évolution... comme si elle était unique, comme si tout convergeait... mais l'évolution ne converge pas, l'évolution est une joueuse, elle tente tout et ne jouit que de ce qui fonctionne. Les livres d'histoire ne s'étendront pas bien longtemps sur les factions de girafes qui se sont perdues dans le désert ou sur celles qui auraient pu évoluer mais qui se sont pris une météorite sur le coin du museau.
Parfois les espèces cohabitent, en des proportions qui vont de l'équilibre à la répartition mammifère-dinosaure.
Prenons les religions du Livre. Trois factions de girafes. Judaïsme, première faction, Chrétienté, deuxième faction, Islam, troisième faction. Des factions qui cohabitent, parfois collaborent, parfois se combattent. Et à l'intérieur des factions, des bébés-factions, avec des schismes, des nuances, des alinéas, des rituels... Elles se perpétuent dans l'espace et dans le temps, avec des évolutions qui diffèrent, selon les factions et selon les bébés-factions. Parfois, les luttes entre les bébés-factions sont plus violentes que les luttes entre les factions. Eh quoi ? on a déjà observé des fratricides. Prenons Caïn et Abel, pour ne citer que les premiers du Livre.
L'espace, le temps, la disparition ou l'évolution. Et la disparition peut-elle être totale ? L'Empire mongol a disparu, mais il nous reste plein de petits Khans. Les dieux de l'Olympe ont disparu, mais les fêtes chrétiennes se sont calées sur les calendriers romains histoire de ne pas (trop) bousculer les foules. Le syncrétisme religieux est une jolie interprétation anachronique de Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Or quand la chimie de Lavoisier était physique, ces croyances sont métaphysiques.
Et j'aime à penser et à observer que Lavoisier et Darwin posent des briques fondamentales, l'un en chimie, l'autre en biologie, qui servent également à dresser des édifices métaphysiques.
La métaphysique ne se limite pas à ce qui a trait à un dieu. La métaphysique concerne l'immatériel, depuis les idées jusqu'aux sentiments. Et même les mots. Un prénom n'a pas vraiment de réalité physique, éventuellement des expressions physiques : quand il est inscrit à la plume sur une feuille, quand son énonciation fait vibrer la matière, mais un prénom n'a pas de réalité physique "en soi".
Concentrons-nous sur les idées. Faisons fusionner Lavoisier et Darwin pour déterminer une loi régissant le comportement des idées. Considérons commme un sous-entendu que rien ne se perd et rien ne se crée. Alors tout se transforme vers une ou plusieurs combinaisons permettant d'augmenter les chances de prolifération dans l'espace et dans le temps en fonction de l'environnement.
On est de nouveau face à la vie — des idées, cette fois — qui ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. Bien souvent elle choisit même beaucoup de paniers, comme si elle croyait peu en une vérité théorique et qu'elle souhaitait faire l'expérience de différentes combinaisons pour ne trancher que "sur pièce". Comme si la vie — y compris des idées — savait qu'elle n'était pas capable d'intégrer des évènements qu'elle ne maîtrise pas mais dont elle peut anticiper les effets.
La vie physique avait de nombreux ambassadeurs il y 65 millions d'années. Les plus éminents et les plus puissants étaient les dinosaures. Un évènement, que l'on va considérer imprévu, frappa la Terre au point de conduire les dinosaures à la mort. Fort heureusement, la vie avait alors beaucoup d'autres ambassadeurs qui rêvaient de prendre la place des derniers partis. Elle promut les mammifères qui se diversifièrent et proliférèrent. Cependant il y avait bien d'autres candidats, des eucaryotes, des procaryotes, des ovipares, des vivipares, des mycètes, des crustacés — terrestres, marins —, des insectes, des arachnides et des bactéries...
Si la vie avait "prévu" la météorite de la baie du Yucatan, s'y serait-elle mieux prise en matière de diversité ? Je ne le crois pas. Je crois qu'elle était remarquablement équipée. Comme je la crois remarquablement équipée aujourd'hui, alors que les hommes semblent la martyriser au point de la mettre en danger. Or ils ne la mettent pas en danger. Ils mettent en danger certains des ambassadeurs de la vie, ils se mettent eux-mêmes en danger, mais la vie, elle, elle dort tranquille, elle a fait ses devoirs, elle a acheté des millions de paniers au marché et à l'intérieur y a pondu des centaines de milliards d'oeufs.
Nous mettons en danger l'homme et la girafe, mais pas la vie. Cela étant posé, je trouve que l'homme et la girafe sont des causes suffisantes qui appellent à ce qu'on se pose la question de leur préservation, de leur perpétuation dans l'espace et dans le temps. Et il apparaît que nous établissons des protocoles comportementaux, des théories complémentaires ou contradictoires, comme notre Maman, la vie, mais à notre échelle.
Et ces modèles que nous formons, en leur sein nous naissons, nous les défendons ou nous les désavouons, nous en déduisons le mauvais et le bon, et nous les conduisons vers diverses pistes d'évolution.
Parfois en faisant la guerre à d'autres factions. Parfois à des bébés-factions. Parfois par le truchement de fusions et de collaborations.
Et nos modèles nous livrent des caisses à outils métaphysiques qui nous permettent de distinguer le propre du sale, le beau du laid, le bien du mal. Outils et notions qui vivent par l'évolution le passage de l'espace et le passage du temps.
La distinction entre métaphysique et physique est délicate, tout bon physicien est très ennuyé quand il s'agit de décrire la matière. Pour manipuler les concepts, il va devoir fixer un règlement, qu'il appellera paradigme, et il jouera avec ses concepts jusqu'à l'obsolescence de son paradigme. Un paradigme est bousculé quand on en touche trop souvent ses limites, il s'effondre quand on le remplace par un autre jugé meilleur.
Quand Darwin présenta sa théorie de l'évolution, ses contemporains dataient la Terre de 8 000 à 20 000 ans, paradigme biblique. Or le darwinisme, même dans sa forme primaire, était déjà très consommateur de millions d'années — on ne parlait pas encore de milliards — et de ce fait il attaqua violemment le dogme du Livre. Les deux paradigmes se sont farouchement affrontés et l'un d'eux a gagné.
On me rappellera qu'il existe des créationnistes qui défendent encore l'idée d'une Terre bien plus jeune que les 4,6 milliards d'années que lui reconnaissent l'écrasante majorité des scientifiques. On me rappellera également que les dinosaures n'ont, techniquement, pas disparu dès lors que leurs descendants, les oiseaux, prolifèrent gaiement, et qu'il y a plus de poulets que d'humains sur cette planète.
À ceux-là je dirai qu'il y a encore des gens qui pensent que la Terre est plate et que ce n'est pas la question.
La science. Elle ne sait même pas dire clairement ce qu'est la matière. Elle ne sait pas si elle préfère que la lumière soit corpusculaire ou ondulatoire. La science, c'est une discipline méthodique consistant à choisir des paniers et des oeufs et à voir ce qui se passe quand on les met ensemble.
On me rétorquera que pour les mathématiques fondamentales, ce n'est pas vrai. Je dirai alors, avec véhémence et fermeté, que sans doute mais que là encore ce n'est pas la question.
Ainsi, même en science, on bâtit des systèmes de valeurs. Ils se concurrencent, ils se plagient, ils s'inspirent, ils évoluent, ils meurent en laissant des héritages. Comme les civilisations. Comme les patrimoines génétiques.
La métaphysique est très convenue en cela qu'elle est, effectivement, une somme de conventions.
Même si on a autant de mal à distinguer la physique de la métaphysique que la nature de la culture, on rapprochera plus volontiers la physique de la nature et la métaphysique de la culture.
Le raisin (sauvage) : nature.
Le goût du vin : culture.
D'un côté Gaïa (la Grecque), de l'autre Bacchus (le Romain).
Amenons un verre d'Aloxe-Corton et un verre de villageoise (culture, x2) à une girafe (nature) et observons la rencontre. Rien ne dit qu'elle aimera le vin goûté dans son palais (nature) non éduqué (culture) ; et si elle aime, rien ne dit qu'elle préfèrera l'Aloxe-Corton à la villageoise.
On pourrait, dans un univers parallèle, bâtir une civilisation dans laquelle tout goût de vin se rapprochant de l'Aloxe-Corton serait considéré comme abject. Si on faisait cela, c'est sans doute là-bas que j'irais faire mes courses.
Deux univers parallèles... une seule distinction : le goût pour l'Aloxe-Corton. Lequel aurait raison ? Lequel serait juste ? Lequel serait dans le beau, le vrai, le bon ?
Le regard même qui évaluera ces deux univers sera d'abord culturel, d'abord héritier de paradigmes et de canons. Il sera partial, y compris dans sa manière d'envisager sa partialité.
Les dualités. Deux univers. Propre, sale. Beau, laid. Vrai, faux. Bon, mauvais. Bien, mal.
À titre personnel, je suis philanthrope et misanthrope, ce qui n'est pas très pratique. J'ai ventilé ma misanthropie — sans le décider — en 80% de misandrie et 20% de misogynie.
Je crois ne pas vraiment l'avoir décidé mais peut-être que je l'ai décidé, difficile d'établir la règle ; quand je suis en difficulté, comme ça, je repense au fait que les scientifiques ne savent même pas ce que c'est que la matière.
Décidée ou non, cette misandrie sur-représentée m'a conduit à me questionner. Et j'ai été capable de raisonner. Qui se rend responsable du plus grand nombre d'oppressions, du plus grand nombre de meurtres, de violences, de guerres, de morts, de viols ? Les hommes.
Et j'ai construit ma "culture des hommes" en fréquentant plus de femmes, j'ai ainsi sculpté les verres de mes lunettes sociales avec des instruments directement sortis d'usines de femmes.
Bien évidemment, le fait d'utiliser des sources, des outils et des interlocuteurs essentiellement féminins a contribué à orienter ma "culture des hommes". Bien évidemment, je vois mal pourquoi je serais allé me documenter à outrance et moyennant combat chez les Argla alors que les Ahum m'accueillent à bras ouverts ou, quand ils ne m'accueillent pas, me rejettent avec un simple claquement de talons qui ne blesse que l'égo.
Les femmes ont ainsi largement nourri ma culture de la misandrie, avec force anecdotes et illustrations, mettant en scène les hommes qui étaient leurs pères, leurs frères et leurs amoureux.
À travers elles, mes femmes-bibliothèques, ainsi que mes propres expériences et observations, j'ai dessiné un archétype du sale type. Comme dans une base de données, tous les comportements ont défilé, et tous ont été associés à un indice de saletypitude. Tel comportement, tel niveau de vice... et je créais ma dichotomie.
Propre, sale. Beau, laid. Vrai, faux. Bon, mauvais. Bien, mal. In fine, vertueux, vicieux.
Et comme je suis convaincu qu'on est ce que l'on fait, j'ai disqualifié les comportements qui m'apparaissaient sales, laids, faux, mauvais, mal et vicieux afin de me donner toutes les chances de m'apparaître propre, beau, vrai, bon, bien, vertueux.
Sans doute derrière cette construction s'agitait l'envie de plaire à mes congénères, d'abord aux femmes, ensuite, et dans une (bien) moindre mesure, aux hommes.
Je disais avoir sculpté les verres de mes lunettes sociales avec des instruments directement sortis d'usines de femmes et je peux ajouter ceci : quand j'ai envisagé de choisir de nouveaux instruments par la suite, je les voyais à travers mes lunettes sociales, elles-mêmes biaisées.
Or ceci est mon biais, ce n'est pas un biais comparé à "pas de biais", c'est un biais comparé à d'autres biais. C'est un biais que je connais, que je comprends, que j'approuve, que je fais évoluer et qui est mon étalonnage du beau.
Le beau, c'est mon raccourci pour parler de morale. L'esthétique d'un comportement ou d'un sentiment. C'est mon étalonnage. Je veux ce beau, je l'associe au bon, au bien. Il est compatible avec certains autres beaux, incompatibles avec d'autres. Parfois je concilie, parfois je me laisse investir d'autres canons, parfois je suis prosélyte, parfois je suis en guerre, toujours à ma manière.
Les étalonnages se sont succédés, j'ai rencontré beaucoup d'hommes et de femmes, j'ai reçu beaucoup d'exemples confortants, de contre-exemples réconfortants et vécu des expériences bousculant le modèle.
In fine, j'ai vu de belles individualités chez les hommes et chez les femmes (toujours avec mes lunettes), je suis bien moins catégorique que je ne l'étais.
Les hommes demeurent cependant les champions des oppressions, des meurtres, des violences, des guerres, des morts et des viols.
Ils sont souvent ceux qui oublient les anniversaires, ceux qui boivent trop, ceux qui pèchent par égotisme, ceux qui malmènent les symboles des autres parce qu'ils ne les ont pas compris faute d'avoir voulu les comprendre ou qui les ont compris et ont concédé de les sacrifier, ceux qui mentent et qui n'écoutent pas... la liste serait trop longue.
Tout cela est disposé ici en vrac, sans hiérarchie de gravité ou de fréquence. C'est là, quelque part, et ça alimente une population de symboles entremêlés. Symboles qui sont plus ou moins profondément gravés dans le verres de mes lunettes. À côté d'autres symboles. À côté de l'adverbe "tendanciellement".
J'ai trop vu et trop entendu pour m'enfoncer dans la duveteuse illusion de la femme innocente et pure salie par le seul mâle. Je crois que j'aurais bien aimé mais la vie ne m'a pas laissé le choix, sous mes yeux, même biaisés, ça ne s'est pas passé comme ça.
Ainsi ai-je rencontré des hommes très équipés en matière de propre, beau, bon, bien et vertueux. Et beaucoup de femmes très équipées en matière de sale, laid, faux, mauvais, mal et vicieux.
Si tous les hommes avaient été les seuls héritiers de la tribu des Argla et les femmes de celle des Ahum, la vie me serait apparue tellement plus simple. Mais ce n'est pas le cas, et ce n'est sans doute pas plus mal comme cela.
Je fais la distinction entre le bien et le mal, je trace des frontières qui varient dans l'espace et dans le temps, je sais que bien comme mal sont des constructions sociales, d'une part, façonnées à l'échelle de l'individu, d'autre part. Dans les cas limites, j'ai du mal à dire où passe précisément la frontière. Parfois je ne sais pas définir ce qui est le plus souhaitable entre le long cou et les longs cils. Je doute, je reporte, je m'alimente, j'expose et finalement je dessine ce que je sais être un trait frappé d'éphémère.
Depuis quelque temps, je suis interpellé par une idéologie que j'ai croisé à plusieurs reprises, une idéologie qui porte l'étiquette du féminisme et que j'ai du mal à comprendre. Ou à accepter.
Pour moi, le féminisme, c'était cette disposition fabuleuse qui coinçait les Argla quand ils cherchaient à opprimer les Ahum. Les hommes occupant les postes de pouvoir et de prestige, s'arrogeant les salaires et les privilèges les plus confortables se voyaient freinés si ce n'est stoppés dans leur course par un pouvoir collectif qui leur disait que, non, ce n'est pas possible, ce n'est pas "beau", ce n'est pas "bon", ce sera découragé.
Devant un tel féminisme, et armé de mes symboles et de mes lunettes “made in nana”, je me faisais volontiers l'ambassadeur de la cause, y compris à des niveaux moins quantifiables mais tout aussi observables. Je pense ici à des situations où des propos, parce qu'ils étaient tenus par une femme, étaient attaqués par un mépris sexiste régulièrement appuyé sur un mur de condescendance collective (et, elle, unisexe).
Parce que j'étais perméable à cela, et du fait de mes lunettes de compétition, j'ai souvent reçu des commentaires qui m'enchantaient, des discours qui soulignaient combien je comprenais bien les femmes, combien ma vision était juste et bonne, etc. À chaque fois j'étais comme un épagneul à qui on gratte le ventre, content d'avoir bien fait, épanoui dans l'exercice de la belle action.
Évidemment, j'ai rencontré des détracteurs, et des détractrices, mais qu'y puis-je ? on n'est pas universel, je ne suis pas universel, et puis je me rappelais le “plaire à tout le monde, c'est plaire à n'importe qui" de Guitry dont je ne défendrai pas ici l'héritage idéologico-symbolique.
Bien entendu, en parallèle de cette posture face aux hommes, aux femmes et au féminisme, j'abordais sur d'autres fronts bien d'autres aspects de ma vie. Mais je les abordais en me disant que, au moins, sur ces points-là, j'étais déjà bien avancé.
Mais ce féminisme-là, celui sur lequel, moi, à mes yeux, j'ai déjà subjectivement bien avancé... eh bien lui non plus n'est pas universel. C'est une faction. Et il y a des bébés-factions, des schismes. Et depuis quelque temps, je rencontre souvent des ambassadeurs et ambassadrices d'un dogme consistant à dire que le genre est un ennemi.
J'ai essayé de combiner cet énoncé avec mon féminisme "à l'eau de rose", est-ce que cela veut dire que la hiérarchisation des genres est injuste et qu'il faut lutter contre les inégalités qu'elle produit ? Si oui, je me mets de votre côté tout de suite et je prends la pose de l'épagneul prêt à la caresse.
La réponse qui me fut faite se résume ainsi : oui mais pas que.
Pas que ? ai-je demandé, curieux, gourmand et inquiet de la surenchère qui allait survenir.
J'avais en tête des sujets liés aux jouets des enfants, j'étais prêt à dire combien j'étais content de voir une petite fille jouer avec des dinosaures sans être heurté le moins du monde par un petit garçon qui joue avec Sophie la girafe, vous l'aurez compris, dans ma bibliothèque de symboles, il y a beaucoup de places pour les dinosaures et les girafes.
Non. J'étais même loin du compte.
Là aussi, on me répondit : "oui mais pas que" sur un air de "tu n'y es vraiment pas".
J'ai lancé la question la plus ouverte qui soit... et là le couperet est tombé. Ce féminisme-là veut l'abolition des genres. Son cheval de bataille est bicéphale (contrairement à celui d'Alexandre qui était Bucéphale) : le premier cerveau assène que le genre produit nécessairement une inégalité ; le second cerveau enfonce le clou en disant que la notion de genre n'est pas biologique.
Le cerveau Un développe : les exemples sont foisonnants, les inégalités perdurent, si après tous nos efforts on en est encore là, c'est parce que l'idée de genre assied une injustice de façon mécanique.
Le cerveau Deux surenchérit : d'un point de vue scientifique on a longtemps cru qu'on distinguait un homme d'une femme par la présence ou non d'un chromosome Y or ce n'est pas si simple que cela, le genre est une construction sociale et "ce qu'on a entre les jambes" (sic) ne doit pas l'influencer.
Et me voilà, les bras ballants, devant cet étalon à deux têtes et aux naseaux fumants.
J'ai alors deux réactions purement émotionnelles, elles sont, par essence, non raisonnées et peut-être déraisonnables, cela signifie entre autres qu'elles ne sont transmissibles qu'à des gens qui sont bienveillants à mon égard et qui n'ont pas les naseaux qui fument. Il est entendu que je tente alors d'en garder la plus grande part pour moi. Je les livre cependant ici par souci d'exhaustivité.
Émotion première : si l'annihilation des genres se produisait, on assisterait à une asexuation de l'humanité, une indifférenciation revendicatrice, une androgynisation des corps et des esprits, une sorte de clonage résultant d'une confusion entre égaux en droits et identiques en tout. Une telle image m'était apparue dans un bouquin d'Asimov, ça m'avait glacé le sang.
Émotion seconde : des pays que j'ai visités, celui qui m'est apparu le plus proche de cette voie est la Suède. Avant-gardiste à beaucoup d'égards quant à "mon" féminisme et instaurateur de règles d'égalité des droits qui m'avaient paru admirables. De prime abord, un tel pays devrait attirer mes grâces. Ajoutons à cela que d'après bien des canons de beauté, les Suédoises remportent bien des palmes. Mais non, j'ai adoré les lieux, j'ai rejeté en bloc ce que je voyais des femmes — et même des hommes dans une certaine mesure. Bien entendu, je ne crois pas que c'étaient les lois défendant l'égalité des droits entre hommes et femmes qui avaient produit ce qui me dérangeait, je crois tout simplement que je me trouvais pour la première fois exposé à une société avancée dans la destruction des genres. Ces femmes, aux visages et aux corps de rêves, se comportaient, selon mon référentiel, comme des hommes (que j'aurais désapprouvés). En un mot et sans rentrer dans le détail j'ai vu des femmes qui me sont apparues masculines, dans leurs postures, dans leurs actes, dans leur rapport au banal et au sacré, dans leur rapport au physique (le corps) et au métaphysique (le sentiment). Du Argla pur jus.
Ainsi sont mes deux émotions premières. Deux visions terrifiantes, l'une qui parle de clonage androgynisé et l'autre, pire, qui rend le clone plus masculin. Comme si le fait que le mâle ayant pris l'habitude de tirer la couverture à lui, de mépriser, de banaliser et de violenter représentait la marche à suivre pour lui prendre sa place.
Et j'ai alors envie de protester : Qu'on donne des vertus féminines aux hommes et non des vices masculins aux femmes ! Mais je sais que le concept de féminin est un enchevêtrement de symboles, une construction sociale. Je sais qu'il en est de même pour le concept de masculin. Ainsi que pour la notion de vertu et de vice. Et mille fois plus encore pour les idées de vertu masculine, vice masculin, vertu féminine, vice masculin.
J'ai en face de moi une Amazone trônant sur un cheval bicéphale et qui s'apprête à décocher des flèches qui ressemblent à celles de mon carquois.
Ma soeur ! ai-je envie de dire, je suis ton allié, baisse ton arme, on va prendre un verre, discuter... et avec cette envie, je me vois tenir la porte, payer l'addition, appeler la serveuse Mademoiselle et finalement lui donner 57 842 raisons de vouloir me lyncher comme si j'avais proposé à un Klingon d'aller chez l'esthéticienne en jupette pour se faire aplanir le front.
Mon Amazone arme son arc, je reconnais la flèche, c'est celle de la construction humaine. Elle me dit que les genres masculin et féminin sont des constructions sociales. Des constructions humaines. Et comme l'ensemble des constructions humaines, celles-ci se sont montrées changeantes et variées, dans l'espace et dans le temps.
Mais... mais c'est là exactement ce que j'écrivais dans le premier paragraphe, le fond, le plus profond et pourtant le plus clair de ma pensée... ma soeur, ne m'attaque pas avec cette arme, sinon je me défends avec quoi ?
On n'attaque pas un rhinocéros en lui enfonçant sa propre corne dans le ventre, c'est indécent.
Quand elle décrit les genres comme des constructions humaines variant dans l'espace et dans le temps, je sais qu'elle veut contribuer à les influencer, je sais qu'elle veut les imprimer de sa vision, je sais que sa vision est elle-même issue de son enchevêtrement de symboles, je sais qu'elle regarde les genres avec ses lunettes et je comprends bien que nos deux opticiens ne sont pas allés dans la même école.
Puis-je lui reprocher de vouloir influencer des symboles ? C'est bien ce que je fais, moi... non... je peux juste lui reprocher de ne pas vouloir les influencer dans le même sens que moi. Et ce n'est même plus un reproche. C'est une divergence. Que pourrais-je bien lui reprocher ? À ce moment-là me vient en tête ce qu'elle peut me reprocher, elle. Elle peut s'exclamer : toi et tes frères, chantres du patriarcat, vous nous avez opprimées mes soeurs et moi, et le résultat est là.
J'ose à peine imaginer la tête que je ferais si elle m'opposait un : Qui se rend responsable du plus grand nombre d'oppressions, du plus grand nombre de meurtres, de violences, de guerres, de morts, de viols ? Les hommes.
Oui, très bien, bravo ! Tu vas peut-être m'apprendre les rouages de "ton" féminisme mais tu ne vas pas m'enseigner la misandrie !
Mes réactions émotionnelles sont passées. Je peux désormais raisonner. Comment est-ce que j'aborde cet affrontement ? Je suis peut-être ceinture noire de rhétorique (c'est un vrai titre) mais elle, de son côté, elle est rudement bien préparée. Elle a 25 bouquins et 17 études dans sa mémoire vive, elle a écrit 12 articles sur la question, tenu 842 discussions de plus d'une heure à ce sujet, elle a déjà convaincu, martyrisé ou condamné amis, famille, collègues... bref, typique du comportement militant, je le sais, j'ai moi aussi mes propres marottes et j'ai déjà porté ce costume.
Je pense à l'Art de la Guerre, je pense à Sun Tzu, deux armées sont prêtes à s'affronter, selon toute vraisemblance, je dirige la moins nombreuse et la moins bien équipée. Chic, c'est après un plat constat comme celui-ci que je me demande pourquoi je suis allé mettre mon nez dans l'Art de la Guerre. Je l'y laisse cependant.
Le terrain ? la place du genre.
Le principal atout de l'Amazone ? souvent bien préparée, cette Amazone est par ailleurs généralement instruite, cultivée et rompue à l'exercice.
La botte secrète de l'Amazone ? m'attribuer le rôle d'un réac pétri de conventionnalisme esclave des symboles d'une société qui les as distillés en lui sans qu'il en ait conscience et sans qu'il puisse les évaluer ou leur trouver des alternatives.
L'erreur à ne pas commettre ? dire que bien des femmes cautionnent mon propos car elles seraient immédiatement reléguées au rang d'inconscientes, d'esclaves ignorant ou niant leur servitude.
Alors que je relève les éléments martiaux que je compte intégrer dans ma stratégie, je me pose une question... quels sont les points qu'elle et moi avons en commun ?
Nous pensons tous deux que les constructions humaines sont des enchevêtrements de symboles qui varient dans l'espace et dans le temps. Nous nous entendons sur le fait que les genres rentrent eux aussi dans la catégorie des constructions symboliques. Nous nous retrouvons même quant à la nécessité d'opérer des réglages si des déséquilibres se manifestent.
Nous divergeons sur un aspect essentiel, elle veut une révolution sacralisée par la décapitation des genres quand je souhaite opérer un réglage à la marge.
Au vu des forces en présence, au vu de nos points communs, je ne me trouve pas d'intérêt à l'attaquer de front. Après Sun Tzu, je me rappelle Talleyrand. Il s'amusait de ne pas perdre son temps avec ceux qui n'étaient pas de son avis pour deux raisons : il était sûr qu'il ne les convaincrait pas et que ce n'était pas avec eux qu'il ferait de grandes choses.
J'écoute Sun Tzu et Talleyrand, cependant je ne leur obéis pas. Talleyrand aurait tourné les talons, exposant conjointement son postérieur et son cynisme, tous deux bancals. Si je lui reconnais une belle place de professeur, à bien des égards, ce n'est pas un modèle et je rejette le cynisme.
L'Amazone, son arc, ses flèches, sa monture bicéphale.
Arc et flèches : variabilité des constructions symboliques.
Cerveau Un : les inégalités demeurent et sont induites par le genre.
Cerveau Deux : l'idée d'un fondement biologique du genre est fausse (corollaire : il est illégitime).
Je m'engage sur le terrain, j'enfourche ma... ma girafe, bicéphale également, et arc à la main, carquois dans le dos, je vais à la rencontre de mon Amazone.
Cataclop, cataclop, hue Sophie, hue.
Au lieu de me placer en face d'elle, je me mets à son côté, nous regardons tous deux vers l'horizon, elle regarde à gauche, je regarde à droite, nos regards ne se croisent pas mais nous nous apercevons à l'extrémité de nos visions périphériques.
Alors tu penses que l'idéologie des genres est une construction symbolique qui est arrivée en fin de vie, et tu veux contribuer à ce que cela se produise ? lui demandé-je.
Mon Amazone acquiesce. Elle ajoute Cerveau Un (les inégalités demeurent et le genre en est la cause). Elle développe (ainsi qu'expliqué plus haut). À mon tour.
Je vois qu'il existe des inégalités, effectivement, je note cependant qu'en 35 000 ans de civilisation, il y a eu plus de progrès dans les 50 dernières années qu'à n'importe quelle autre période. Je suis d'accord sur le fait que d'autres progrès doivent être réalisés. Les discriminations faites en raison du genre cohabitent avec d'autres discriminations. Nous vivons dans un monde qui connaît bien les discrimination et les traitements inégalitaires.
On trouve des discriminations liées à l'âge, à la nationalité, à l'apparence physique, à l'orientation politique, sexuelle, religieuse. Je crois que ce serait illusoire de combattre ces discriminations en abolissant leur objet.
Soudainement, l'âge deviendrait tabou ? la nationalité, l'apparence physique ? on cacherait ses orientations politiques, sexuelles et religieuses ? On les rendrait tabous, innommables, indicibles ? C'est l'idée du CV anonyme, sans nom ni sexe ni adresse... J'aime bien l'idée selon laquelle on lutte contre la discrimination, or l'objet de la discrimination est un pivot, on ne va pas retirer tous les objets, on gagnera à garder les objets, leur richesse et leur diversité, on gagnera à faire infléchir la racine même de la discrimination, tout objet confondu.
Sans nier les goûts. Quand on est au restaurant et qu'on choisit un plat, on discrimine ceux qu'on ne choisit pas. Quand on pratique un sport on discrimine en choisissant ses partenaires. Quand on doit choisir avec lequel de ses amis on passera le plus de temps, on discrimine encore. On choisit, on hiérarchise parce qu'on ne peut pas tout manger, on ne peut pas jouer avec tout le monde, on a un temps limité sur cette planète. Et si tous les choix n'étaient pas coupables ?
Le fait de savoir que Marie est une femme noire de 28 ans qui vote à gauche, qui est hétérosexuelle et qui est bouddhiste ne devrait pas avoir d'impact marginal sur ses droits ou son salaire, soit, travaillons-y. Mais faut-il rendre tabous ces informations ? faut-il les rendre indicibles ? Et celles qu'on ne cache pas, faut-il les déguiser ? Comme on n'ose pas dire que Marie est noire, on dira qu'elle est une personne de couleur ? Quelle litote utilisera-t-on pour son sexe ? on dira "personne ayant deux chromosomes X" ?
Oui, nous baignons dans un bain de discriminations, je crois que ce sont les yeux de ceux qui regardent qu'il faut faire évoluer et non les objets qu'il faut voiler ou nier.
Mon Amazone me remercie de lui avoir permis une si belle transition vers Cerveau Deux (pas de fondement biologique aux genres) et m'oppose l'argument suivant : une femme n'est pas définie par la présence de deux chromosomes X, de nombreux cas ont révélé que des individus porteurs de deux chromosomes X pouvaient dans le même temps être dotés d'attributs réputés masculins. À mon tour.
Oui, j'ai fait un raccourci en disant "deux chromosomes X", d'une part parce qu'on ne peut pas faire un cours de science à chaque phrase, d'autre part parce que mon raccourci fonctionne dans 99,99% des cas. Il reste effectivement une fraction de la population qui s'illustre hors de ma généralité et pour elle on peut rentrer dans le cours de sciences.
Ce ne sont pas les chromosomes qui codent les caractères, ce sont les gènes. Les gènes se placent dans des bibliothèques que nous appelons chromosomes. Pour être un homme, il faut avoir une vingtaine de bouquins dont la moitié se trouve dans la bibliothèque Y. Et la plupart du temps, le fait même de posséder une bibliothèque Y suffit à déduire qu'on est un homme, comme le fait de posséder deux bibliothèques X suffit à déduire qu'on est une femme.
Ce n'est pourtant pas le cas tout le temps, alors il faut descendre au niveau de détail supérieur et considérer les bouquins eux-mêmes. Et là on trouve de tout. Un bouquin qui est ici alors qu'il devrait se trouver là, un bouquin qui n'est pas écrit de la façon qu'on attendait, un bouquin qui a pris la place d'un autre, etc. Et finalement, on se retrouve avec des combinaisons que l'on doit interpréter, certaines connues, d'autres inconnues. Et il est vrai que les attributs génitaux, qui sont des expressions visibles et différenciantes ne suffisent pas à tout déterminer (le cas où le livre "organe génital féminin" est à la bonne place mais où les autres bouquins sont dispersés, impose des questionnements).
J'ajouterai que la connaissance concernant la place des livres dans les bibliothèques continue d'augmenter et demeure très imparfaite. Dans l'état actuel des choses, elle permet d'aborder une grande partie des questions qui se pose, tout en en laissant une autre partie sans réponse satisfaisante.
Enfin, pour terminer mon propos sur la génétique j'aimerais évoquer des cas connus de mammifères chez qui les mâles sont désormais dépourvus de chromosomes Y. En l'occurrence, il faut toujours des mâles et des femelles pour que la reproduction se fasse (tant que la parthénogénèse n'est pas au point) mais les mâles sont privés de leur bibliothèque Y. Comment font-ils ? Tout simplement en mettant les bouquins qui allaient historiquement dans la bibliothèque Y dans une bibliothèque voisine. Ainsi le rat-taupe Ellobius lutescens mâle se porte à merveille sans chromosome Y.
Mon Amazone et moi nous en tenons là, sans affrontement.
Pourquoi ? Parce que nos arcs et nos flèches sont faits du même bois.
La géométrie est variable en ce qui concerne les combinaisons de symboles, c'est ainsi que se meuvent et évoluent les systèmes de croyances. À la fin, nous avons apposé deux positions, assez métaphysiques, documentées, construites... ni elle ni moi n'avons converti notre adversaire, nous savons que nous prenons deux paris différents et nous avons appris à mieux distinguer où ces paris diffèrent.
Les frontières étant mieux dessinées, je ne parviens plus à décrire la posture de mon opposante comme "féministe". Dans mon esprit, la féminité se met en apposition avec la masculinité et le féminisme consiste à défendre, promouvoir ou élever des aspects liés à la féminité. Mais ce féminisme-là, le sien, il n'ambitionne pas cela, il projette de détruire la dualité masculinité-féminité, de dégenrer, c'est plutôt une forme d'agenrisme que de féminisme, dans mon jargon personnel s'entend, à ranger avec la tribu des Argla et des Ahum.
D'ailleurs, les agenristes prennent souvent en considération les questions qui se posent autour de l'orientation sexuelle et de la transsexualité à travers le vocable LGBT (lesbiennes, gays, bis et transgenres). Là encore, on s'intéresse tout à fait légitimement à l'identité d'une part et aux discriminations d'autre part.
Puis, on peut porter un regard moral sur des évènements plus précis, plus ponctuels. Le mariage homosexuel, l'adoption, la procréation médicalement assistée (PMA), la gestation pour autrui (GPA).
Les agenristes que j'ai rencontrés condamnent souvent une tyrannie de la normalité opérée contre les LGBT. Par association d'idées, on m'a reproché, puisque n'étant pas agenriste, d'ignorer ou de mépriser ces cas. (Généralisation outrancière, même procédé que pour réac vs progressiste ; mais bon, ça fait partie du jeu.)
Or je ne les ignore pas, pas plus que je ne les méprise. Tels que posés là, je n'ai pas le sentiment de trouver difficile de réagir à ces cas. Évidemment, moi, je ne me trouve pas réac, cela dit, "réac" est la conclusion d'un raisonnement : le modèle est le suivant, si A, si B, si C, si..., alors tu es ou n'es pas réac. Donc plutôt que de donner une conclusion (celle d'un agenriste qui me trouverait réac ou la mienne qui me déclare non réac), je préfère livrer un raisonnement (A, B, C...) et laisser le lecteur, qui n'en est pas à sa première facétie, seul juge. Voici :
- LGBT : dans tous les cas, et c'est une règle générale, je souhaite que leurs droits soient respectés, cela implique notamment qu'ils ne soient pas seulement votés et énoncés, je dis bien "respectés".
- Mariage homosexuel : je suis pour.
Le mariage est un contrat régissant la protection des conjoints, la transmission et l'imposition de leur patrimoine. Si je devais y trouver une morale, j'y chercherais une justice patrimoniale et je ne vois pas pourquoi la protection des conjoints, la transmission et l'imposition de leur patrimoine seraient dégradée du fait d'une orientation homosexuelle.
Si on me parle d'Église, je dis joyeusement qu'elle n'a pas son mot à dire dans une mairie.
- Adoption par un couple homosexuel : je suis pour.
S'il y a en ce bas monde des enfants à adopter, je préfère les savoir dans une famille plutôt que dans une institutions. Je ne crois pas que l'orientation sexuelle soit un facteur discriminant d'affection ou d'éducation. Je doute cependant que les femmes qui aiment se faire lécher de la chantilly sur les seins soient très douées pour aider leurs enfants à résoudre leurs problèmes de maths au-delà du collège (ce dernier propos relève d'une conviction profonde et néanmoins subjective).
- PMA pour les couples hétérosexuels et homosexuels : je suis pour.
Dans les deux cas, et sans trouver de quoi faire une différence ou opposer un obstacle.
- GPA pour les couples hétérosexuels et homosexuels : je suis contre.
C'est le statut de la mère porteuse qui me dérange, quelle que soit l'orientation sexuelle du, de la, des commanditaire(s). Je serais plus flexible si ladite mère porteuse était matériellement à l'abri du besoin, n'agissait en aucun cas pour le dédommagement et/ou la rémunération associée, ne touchait, en tout état de cause, pas un centime. En un mot, j'aurais du mal à m'opposer à un acte tout à fait gratuit alors que je rejette l'option d'un acte payant, comme pour le don d'organe (qui ne peut, en France, être rémunéré) afin d'éviter tout effet ou illusion de marché.
Ces différentes prises de position n'appartiennent qu'à moi, elles sont susceptibles de varier dans l'espace et dans le temps, elles ne comportent rien de tabou à mes yeux et réagir aux situations décrites ne m'a pas posé de problème quoiqu'elles ne me touchent pas directement.
Il y a quelques semaines, c'était un article de journal qui m'avait mis le bourdon à l'oreille, il décrivait deux nouvelles tout à fait déconnectées et ayant pour seul point commun leur origine, la Suède (encore elle) :
- un lycée offre désormais un vestiaire "neutre" où peuvent se changer les élèves qui ne souhaitent ni s'identifier comme homme ni comme femme ;
- une crèche bannit les termes "garçon" et "fille", marqueurs de genres, devant être remplacés par le mot "enfant".
L'article en question m'avait fait bondir. Non pas pour la triviale histoire de vestiaire (dont je me moque comme de l'an goustine) mais pour cette histoire de chasse au genre et de suppression de vocabulaire. Je vois le ministère du dictionnaire de 1984, je vois un totalitarisme, je vois un agenrisme oppressant.
Ma croyance, mon enchevêtrement de symboles — que je veux avoir le droit d'exprimer en toute tranquillité — ont à l'occasion de cet article été bousculés. C'était alors ma vision du bon et du beau qui avait été attaquée, parce que je trouve cela bon et beau qu'on puisse dire garçon et fille, parce que je trouve triste et laid qu'on l'interdise.
Les notions de propre et de sale, de beau et de laid, de bon et de mal sont des constructions sociales. Des constructions humaines changeantes et variées, dans l'espace et dans le temps. Dans le cas d'un goût individuel, l'espace est un cerveau, et les goûts diffèreront d'un cerveau à l'autre, d'une époque à l'autre.
Les goûts et les couleurs ça ne se discute pas : quelle sottise, bien sûr qu'ils se discutent, on ne fait que ça, tout le temps. Sous peine d'être déçu ou vite fatigué, il vaut mieux ne pas exiger de ces "discussions" qu'elles fassent changer un interlocuteur de point de vue. Quand on a circonscrit les zones de différences et les zones communes entre deux positions, on a déjà grandi quelque part.
Si la nature s'évertue à ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, on peut au moins s'inspirer d'elle et, même quand on ne change pas de panier, regarder ce que les différents marchands de paniers proposent.
Mon Amazone et moi souhaitions clairement disposer nos oeufs dans nos paniers de façons différentes, elle partit de son côté sur le dos de sa monture bicéphale. Quant à moi, je me suis surpris à regarder les cous et les cils de ma girafe cependant qu'elle me conduisait vers de nouveaux horizons et de nouvelles histoires. Ma girafe à deux têtes, donc à deux cous, je l’ai vraiment appelée Sophie, mon côté conventionnel sans doute.
En chemin, j'ai quelques pensées pour l'évolution des espèces par voie de sélection naturelle, pour les Argla et les Ahum, pour la nature et la culture, pour la fusion Lavoisier-Darwin et pour la géométrie variable de la métaphysique.
La métaphysique. Au-delà de la physique. Mais on ne sait pas ce qui est physique tant qu'on ne sait pas ce qu'est la matière. La métaphysique est une ignorance au-delà d'une autre ignorance. Nonobstant la distinction qu'en faisait Descartes, qui a laissé un lourd héritage, chargé de religion... cette idée de l'âme infinie, noble et pure emprisonnée dans un corps fini, ignoble et impur.
Les vertus viennent de l'âme, les vices du corps... c'était la croyance de René.
Or l'histoire des gènes/chromosomes qui ne doivent pas déterminer le genre, c'est comme une manière de dire que l'on éloigne plus encore l'âme (pure) du corps (impur), l'esprit (seuil du libre arbitre) de l'enveloppe charnelle.
S’éloigner du physique pour donner plus de place au métaphysique. S’éloigner de la nature pour donner plus de place à la culture.
Il est une représentation de la nature et de la culture que j’affectionne, c’est un ruban de Möbius. Voici comment le réaliser : on prend une bande de papier, sur une face on écrit “nature” et sur l’autre on écrit “culture”. Dans l’état actuel des choses, nature et culture s’opposent et ne se touchent pas. On rapproche alors les deux extrémité du ruban afin qu’il prenne une forme de rond de serviette. La nature est à l’intérieur du cylindre, la culture à l’extérieur, elles ne sont toujours pas en contact. Dernier mouvement, celui qui change tout, on saisit l’une des extrémités et on la retourne avant de lui redonner sa position initiale, c’est-à-dire sur l’autre extrémité. La torsion ainsi appliquée au cylindre produit un ruban de Möbius.
La particularité géométrique de ce ruban, c’est qu’il n’a qu’une seule face. En effet, si l’on s’amuse à faire courir son doigt sur le mot nature, il continuera volontiers sa course pour toucher le mot culture et si la course continue encore, il reviendra à la nature, ad vitam aeternam. L’idée de représenter la nature et la culture avec un ruban de Möbius est une manière de dire qu’elles procèdent du même matériau, du même souffle. C’est également une manière de décourager l’appréhension de ces notions en les opposant, en les divisant et en les hiérarchisant.
Quelles que soient les idéologies, les procédés manipulatoires se répètent. D’aucunes inégalités perdureront parce qu’elles trouvent prétendument leurs racines dans “l’ordre des choses”, le naturel, d’autres dans la tradition, “le culturel”. Les religions se sont montrées très fortes en la matière, avec l’expression d’une métaculture, d’une méta-métaphysique. Même elles, rigides parmi les rigides, ont été contraintes à l’adaptation sous peine de disparaître, et on les voit encore aujourd’hui accepter ou revendiquer des choses qui valaient le bûcher il y a à peine quelques siècles. Même espace, autre temps.
Et puisqu’il est question de procédés manipulatoires, il en est deux que j’aimerais caractériser, pour permettre au lecteur de s’en amuser lorsqu’il les rencontrera. Tous deux sont courants, parfois dangereux, toujours agaçants. On notera que les rhéteurs les moins scrupuleux n’hésiteront pas à les combiner afin d’amplifier leurs effets.
Le premier procédé se résume en une affirmation : “Si tu ne partages pas mon point de vue, c’est que tu n’as pas compris.” Cette phrase sous-entend qu’il y a une fusion irrépressible entre la compréhension et l’adoption d’un point de vue. C’est une manière d’injecter un caractère absolu dans un propos. Or on peut saisir un raisonnement et le désapprouver. Ici, le manipulateur niera cette possibilité, il établira que si l’on comprend, on n’adhère et il établira la réciproque, c’est-à-dire que si l’on n’adhère pas, c’est qu’il faut comprendre plus, comprendre mieux, comprendre différemment. Il se place ainsi dans la position du détenteur de l’intelligence, il est celui qui sait ce qui est compris et incompris, il sait qui comprend et qui ne comprend pas.
Alors le manipulateur saura ici déclarer qui est intelligent — celui qui comprend — et celui qui est bête — celui qui ne comprend pas —, lui même se plaçant en haut de la pyramide de l’intelligence.
Si je suis intelligent et que je pense bleu, pour être intelligent à ton tour, tu dois penser bleu. Si tu ne penses pas bleu, c’est que tu n’as pas compris. Si après tous mes efforts, par ailleurs intelligents, tu n’as toujours pas changé d’avis, c’est que tu es irrécupérable, mon pauvre ami, que va-t-on faire de toi ?
Le bleu est ici érigé en valeur absolue, il devient tabou de le remettre en question ou, pire, de le rejeter, il revêt de plus en plus clairement les traits d’un dieu. Le dieu bleu.
Avec cette technique de la compréhension-adoption, on trouve deux vilains outils : le foisonnement de références : “Tant que tu n’as pas lu ces 6000 pages de textes sacrés, tu ne peux pas te prononcer en connaissance de cause.” ; la légitimité héritée : “X, Y et Z, éminents spécialistes de la question, reconnus comme brillants, pensent eux aussi que la vérité est le bleu.”
Ce premier procédé imprime une domination par la qualité (l’intelligence) et la quantité (les références). Et il nie la possibilité d’inclinations autres. Il est indifféremment mis en oeuvre par des gens de bonne et de mauvaise foi. En tout état de cause, il ne démontre rien.
Le second procédé manipulatoire repose lui aussi sur une mécanique universelle binaire. Il existe une voie, rien qu’une. Toutes les autres voies sont fausses. Dès lors, si j’ai raison et que tu n’es pas de mon avis, tu as tort. Je vais ainsi exposer mon avis, entendre le tien et te dire avec précision où tu as tort. Je ne vais pas supporter que nous différions et que nos avis divergents cohabitent. Tu es mon allié ou mon ennemi au regard de la loi unique.
Or cette unicité de la loi et de la vérité est le plus souvent fictive. Le bon, le mauvais, sont souvent fluctuants dans l’espace et dans le temps, ils sont rarement absolus et dépendent plutôt de conventions, mouvantes également.
Avec ce second procédé manipulatoire, on observe l’utilisation d’un vilain outil, celui du procès d’intolérance.
Si tu maintiens ta position et que tu n’adoptes pas la mienne, alors tu la refuses, tu la rejettes, tu l’injuries, tu la méprises, tu m’humilies, tu me blesses, tu me traînes dans la boue, tu salis mon nom. Tu fais alors montre d’une intolérance sans limite, est-ce que tu t’en rends compte ?
Et quand ces deux procédés manipulatoires sont combinés, cela donne : “Ma position est l’unique position recevable et si tu n’adhères pas à mon propos, c’est que tu n’as pas compris.”
Et alors que je m’amusais à démonter la dichotomie cartésienne, il me revient un trait d’humour et de logique du même homme et qui me paraît éclairant : chacun se trouve assez d’intelligence car c’est avec cette même intelligence qu’il se mesure. Eh oui, contre toute attente, René avait aussi de l’humour.
Sophie me signifie en s’ébrouant que nous arrivons à bon port. Je suis passablement secoué, c’est très physique quand une girafe s’ébroue. Je me demande s’il existe le verbe “girafer” qui me semble mieux convenir que “chevaucher”. Et qu’eut-elle préféré ? que je la bouchonnasse ou que je la peignasse ? Et selon ce que nous aurons choisi, aura-t-on créé une culture ? Des rites, des comportements, des symboles, juste entre elle et moi, est-ce que ça suffit pour faire une culture ?
À un niveau mondial, on observe des codes partagés, ces codes décrivent en quelque sorte une culture mondiale ou une culture humaine, comportant peu d’invariants, peu de dénominateurs communs, ils sont pourtant quelques-uns. Comme le tabou du meurtre ou de l’inceste.
Le niveau mondial est le niveau le plus macroscopique, celui qui englobe tout et tous, avec des exceptions bien entendu, mais qui se manifeste “tendanciellement” par quelques symboles partagés.
Plus microscopique, des grappes de nations, qui partagent plus de valeurs, plus de symboles, avec des codifications plus précises.
Plus microscopiques encore sont les nations, elles-mêmes parfois réparties en régions, transversalement découpées en castes ou en classes. Dans certains cas on peut trouver des cultures propres à des villages, à des quartiers, à des immeubles, à des familles ; des manières de se comporter, de saisir le bien et le mal, le beau et le laid, dans un espace-temps donné.
Et à un niveau plus fin encore, celui d’une relation, on trouvera également des symboles qui lui sont propres. Ma relation avec Sophie diffère en cela des relations que j’ai entretenues avec d’autres girafes.
Enfin, au niveau le plus microscopique, le plus fin, au niveau unitaire, se révèle la culture de l’individu. Il a baigné dans un monde, une nation, une région, une ville, un quartier, un immeuble, une famille et des relations. Il a emmagasiné des symboles, les as connectés, classés, agencés, caractérisés. Des symboles, il en a trouvé dans les baignoires gigognes dans lesquelles il a trempé. Il en a trouvé dans ses expériences, ses observations, ses lectures.
Lui aussi a sculpté les verres de ses lunettes avec les instruments qu’il avait à sa disposition. A-t-il véritablement choisi les verres ? a-t-il véritablement choisi les instruments ? a-t-il défini les corrections qu’il voulait opérer ? a-t-il choisi quoi que ce soit ?
Sait-il qu’à chaque fois qu’il porte un regard sur un objet, de quelque nature qu’il soit, son regard est biaisé ? Il est biaisé par les bains simultanés et successifs qu’il a pris, il est biaisé par les verres et les instruments dont il disposait, il est biaisé par les corrections qu’il a opérées.
Ce niveau de culture, individuelle, décrit une personnalité. Une foule de biais de biais biaisés. Cette foule de biais rend la personnalité unique, ici le pluriel joue à produire le singulier.
Le monde, cette foule d’individus singuliers. Des individus qui entretiennent des relations singulières, qui voient le monde singulièrement, physiquement et métaphysiquement. Ils cherchent le beau, le vrai, le bon. Ils l’appellent bonheur, devoir, ambition.
Quand un individu bâtit, à l’aide de ses symboles, un modèle de beau, de vrai, de bon, il tendra à le communiquer, à le répandre, à l’adapter ou le décliner pour qu’il s’étende dans l’espace et dans le temps.
Plusieurs individus peuvent s’agréger et créer un modèle commun qu’ils tendront à communiquer, à répandre, à adapter ou à décliner pour qu’il s’étende dans l’espace et dans le temps.
Et, parfois, le modèle d’un individu ou d’un groupe va se heurter à un autre modèle. La collision donnera parfois de l’indifférence, du rejet, de la contamination positive, de la violence, de l’annihilation.
Si je ne peux te convertir, je t’absorbe, si je ne peux t’absorber, je te détruis, car ton existence remet la mienne en cause.
Si tu diffères de moi, peut-être peux-tu m’enrichir, peut-être puis-je t’enrichir, nos différences nous inhibent-elles ?
Oui, les modèles se parlent entre eux, ils entretiennent des relations. Ils sont singuliers et leurs relations singulières. Chaque modèle ambitionne de servir une idée du beau, du vrai, du bon. Et c’est ainsi qu’à la guerre, l’adversaire est toujours le méchant. Et c’est ainsi que dans la joute, le contradicteur est toujours en tort.
La guerre, c’est la collision de deux idées du bien.
Je suis heureux si j’ai réussi à ne pas décocher de flèches vers l’Amazone, comme vers d’autres contradicteurs. Je suis heureux si j’ai mieux saisi sa vision du bien. Je suis heureux si elle a mieux saisi la mienne. La victoire n’implique pas toujours de remporter une bataille.
Bien sûr, cette Amazone est révolutionnaire, elle veut retourner tous les symboles, sa vision du bien passe par une redistribution totale des cartes. Elle se voit détentrice d’un modèle qu’elle juge plus positif, plus performant que le modèle en place. Elle veut faire plier le modèle en place, lui montrer où il se trompe, gagner le droit de le réformer. Elle est agressée par le modèle en place, il lui est très difficile d’envisager qu’il se répande dans l’espace et dans le temps. Elle croit, elle, qu’il faut remporter de nombreuses batailles.
À bien des égards, j’adhère à ses motivations. À bien d’autres, nous différons, notamment quant à la destination la plus souhaitable et les moyens d’y parvenir. Nos modèles s’affronteront, et les ambassadeurs du modèle choisi écriront l’histoire et définiront a posteriori ce qu’était le bon.
Comme les scribes girafes “longs cils”. Comme Sophie. J’aime Sophie. Ce qui fait de moi, en ces termes au moins, un praticien de la philo-Sophie. Je chevauche la sagesse. Ou plutôt je la girafe. Je ne suis pas sûr de là où nous allons, ni tout à fait d’où je viens ou encore de qui je suis. J’en nourris des intuitions, je trouve des pistes.
Des intuitions, des pistes.
Il est des raccourcis qui me retardent. Des détours qui me font grandir. Avec Sophie je progresse dans l’espace et dans le temps. Parfois on s’arrête pour que je la coiffe, le reste du temps je parcours le chemin de la girafe.