Contempler le monde avec des naseaux fumants. C’est par les yeux que nous observons le monde. Or ce monde, qui voudrait nous sortir par les yeux, est coincé derrière nos cornées. Ainsi les contourne-t-il, ainsi suit-il un chemin sinusoïdal, ainsi ressort-il par le nez, ainsi nos naseaux fait-il fumer.
Et nos naseaux, pourtant faits pour priser, se mettent à fumer. Des ronds de fumée émanent de nos narines, l’arête du nez comme un mât chahuté renforce l’allégorie marine, coup de tabac assuré.
Point de fumée sans feu, sans foyer. Sans feu, impossible de cheminer dans l’obscurité. Pas de cheminée sans feu. Des bûches pour les nourrir, ces feu et cheminée. Des souches, de préférence, ou une volée de bois vert, en l’occurrence. Bien tassée, la volée.
Et le monde se consume sous nos yeux qui pleurent devant la fumée, il brûle, notre foyer. Ce feu à qui nous devons notre civilisation, ce feu alimente le bûcher de notre crémation.
La flamme, une fois déclarée, apporte la lumière et les ténèbres sont dissipées. Tout à fait dissipées, les ténèbres, intenables même, indomptables, tout juste écartées. Elles ne sont jamais bien loin, à peine dissimulées derrière nos écrans de fumée. Nos écrans qui ont la tête dans les nuages et pas vraiment les pieds sur terre. Nous sommes leur proie, ils sont notre ombre. Et c’est ainsi qu’on sombre, sombre.
Le monde brûle-t-il ? Renaîtra-t-il de ses cendres ? Combien de bûches faudra-t-il ? Peut-on s’élever ou doit-on descendre ? Et quel sera notre prochain âtre ? notre futur théâtre ? Pourrons-nous monter de nouveau sur les planches ? À moins que seules des bûches émanent de nos branches.
Nos arbres carbonisés témoignent de nos pulsions incendiaires, la pyromanie collective n’épargne rien, ni les arbres généalogiques, ni les amazoniens. Les arbres que le feu calcine sont parfois rongés par la racine.
La morsure du feu suggère des dents mais la réalité est que les flammes lèchent, et jusque les troncs flambent à mesure que s’éteint le dithyrambe. La bouche qui fustige est tue, la flamme voltige et tue, et nous étouffons toute faconde, muets, nous contemplons le monde.
Amour, guerre et paix n’ont plus à être déclarés, une seule et unique flamme les as remplacés. Bientôt le monde sera mort et nous crierons « Vive le monde ! », feu le monde, feu le monde mort et purifié par le feu.
Nous devons la vie et la lumière aux feux du soleil, nous devons la civilisation aux premiers foyers, la nature et la culture sont nées par le feu, et c’est par le feu qu’elles sont immolées sous nos yeux.
Le péché originel n’est pas d’avoir consommé le fruit de l’arbre de la connaissance mais de le débiter en stères pour en saisir les mystères. Le bien et le mal se nourrissent du feu, il est la sève de l’arbre de la connaissance, il coule dans le bois veiné, le rend aussi précieux que dangereux.
Et l’arbre nous accueille sous son ombre, et nous prie de faire attention à lui. Comme nous il est une vie carbonée, il craint son essence qu’il sait aisément carbonisée. Il nous implore de maîtriser ce feu qui donne la vie et qui sait la retirer. Jurez ! adjure-t-il. Promettez ! supplie-t-il. Promettez.
La promesse lui fut faite et dès qu’il l’eut crue il fut cuit, et nous aussi.
L’arbre de la connaissance est désormais dégarni, ses branches accueillent moins de feuilles qui accueillent moins de nids. Quelques rares oiseaux près de la cime chantent encore sur nos têtes pusillanimes. Cui cui, entendons-nous, sans savoir si sifflent au-dessus de nous des phénix, des vautours ou des hiboux.
Au pays du bien et du mal, le pommier empereur est devenu saule, pleureur. Nous avons accédé à sa sève, nous, ses élèves mais quelque chose s’est mal passé. Nous avons commis une erreur, nous avons été dépassés.
Alors cessons de contempler le monde avec des naseaux fumants. Cessons de laisser pleurer nos yeux devant la fumée. Ouvrons nos sens et nos esprits, choyons la sève sucrée, ce feu sacré, la sagesse est à ce prix.